Biosurveillance: sortir de la prison molle de nos intèrieurs

Paul B. Preciado*


Les épidémies, par leur appel à un état d’exception, par l’imposition sans concessions des mesures extrêmes, sont de grands laboratoires d’innovation sociale, l’occasion d’une reconfiguration à grande échelle des techniques des corps et des technologies de pouvoir. Foucault a analysé le passage de la gestion de la lèpre à la gestion de la peste comme le processus par lequel les techniques disciplinaires de spatialisation du pouvoir ont été déployées dans la modernité. Si la lèpre avait été traitée avec des mesures strictement nécropolitiques qui excluaient le lépreux, le condamnant sinon à la mort, du moins à la vie en dehors de la communauté, la réaction à l’épidémie de peste a inventé la gestion disciplinaire et ses formes d’«inclusion exclusive» : la stricte segmentation de la ville et le confinement de chaque corps dans chaque maison.

Les différentes stratégies que les pays ont adoptées pour faire face à la propagation du Covid-19 montrent deux types de technologies biopolitiques complètement différentes. La première, qui opère principalement en Italie, en Espagne et en France, applique des mesures disciplinaires strictes qui ne sont pas, à bien des égards, très différentes de celles utilisées contre la peste. Il s’agit de l’enfermement à domicile de toute la population. Il est utile de relire le chapitre sur la gestion de la peste en Europe de Surveiller et punir pour se rendre compte que les politiques françaises de gestion du Covid-19 n’ont pas beaucoup changé depuis. Ce qui fonctionne ici est la logique de la frontière architecturale et le traitement des cas d’infection dans les enclaves hospitalières classiques. Cette technique n’a pas encore démontré une efficacité totale.

La deuxième stratégie, mise en œuvre par la Corée du Sud, par Taïwan, par Hong Kong et par le Japon, entre autres, consiste à passer des techniques modernes de contrôle disciplinaire et architectural à des techniques «pharmacopornographiques», expression que je propose pour désigner la régulation des corps et de la subjectivité contemporaine par des technologies biomoléculaires et de surveillance digitale. L’accent est mis sur la détection individuelle de la charge virale par la multiplication des tests et la surveillance numérique constante des patients à travers leurs appareils informatiques mobiles. Les téléphones portables et les cartes de crédit deviennent des outils de surveillance qui permettent de suivre les mouvements individuels du corps potentiellement porteur du virus. Nous n’avons pas besoin de bracelets biométriques : le téléphone portable est devenu le meilleur bracelet, personne ne s’en sépare même pour dormir. Une application GPS informe la police des mouvements de tout corps suspect. La température et le mouvement d’un corps individuel sont surveillés par des technologies mobiles, et observés en temps réel par l’œil numérique d’un État cyber-autoritaire.

Ici, la société est une communauté de cyber-utilisateurs et la souveraineté est avant tout définie par la transparence numérique et la gestion de big data. Mais ces techniques d’immunisation politique ne sont pas nouvelles et n’ont pas seulement été d’éployées auparavant pour la recherche et la capture de prétendus terroristes : depuis le début des années 2010, Taïwan a légalisé l’accés à tous les contacts des téléphones portables dans les applications de rencontre sexuelle dans le but de «prévenir» la propagation du sida et de la prostitution sur Internet. Le Covid-19 a légitimé et étendu ces pratiques étatiques de biosurveillance et de contrôles numériques en les standardisant et en les rendant «nécessaires» pour maintenir un certain sentiment d’immunité. Cependant, les mêmes États qui mettent en œuvre des mesures de surveillance numérique extrême n’envisagent pas encore d’interdire le trafic et la consommation d’animaux sauvages, ni la production industrielle d’oiseaux et de mammifères, ni la hausse des émissions de CO2. Ce qui a augmenté, ce n’est pas l’immunité du corps social mais la tolérance des citoyens au contrôle cybernétique de l’Etat et des entreprises.

La gestion politique du Covid-19 comme forme d’administration de la vie et de la mort dessine les contours d’une nouvelle subjectivité. Ce qui aura été inventé aprés la crise, c’est une nouvelle utopie de la communauté immunitaire et une nouvelle forme de contrôle des corps humains. Le sujet des sociétés techno-patriarcales néolibérales que le Covid-19 est en train de fabriquer n’a pas de peau, est intouchable, n’a pas de mains. Il n’échange pas de biens physiques ni paie avec l’argent. Il est un consommateur numérique muni d’une carte de crédit. Il n’a ni lèvres, ni langue. Il ne parle pas en direct, il laisse un message vocal. Il ne se réunit pas et ne se collectivise pas. Il est radicalement individuel. Il n’a pas de visage, il a un masque. Pour pouvoir exister, son corps organique est caché derrière une série indéfinie de médiations sémio-techniques, une série de prothèses cybernétiques qui sont autant de masques : l’adresse e-mail, les comptes Facebook, Instagram, et Skype. Ce n’est pas un agent physique, mais un télé-producteur, c’est un code, un pixel, un compte bancaire, une porte avec un nom, une adresse à laquelle Amazon peut envoyer ses commandes.

Le virus a également rendu visible une cartographie des zones improductives du corps social au sein de la nouvelle gestion pharmacopornographique, celles qui apparaissent comme obsolètes dans le nouveau régime de production techno-digitale. Ce sont des zones qui avaient déjà été laissées de l’autre côté de la frontière biopolitique et qui apparaissent aujourd’hui doublement vulnérables : là où¹ vivent les personnes âgées, celles qui ne pourront plus opérer leur transformation en sujets techno-cybernétiques, en particulier celles institutionnalisées dans les industries de la mort dites maisons de retraite ; les corps considérés comme handicapés, en particulier ceux institutionnalisés dans les industries de la mort dites résidences pour handicapés ; les corps criminalisés et enfermés dans les industries de la mort dites prisons, des univers parallèles totalement hors de la bulle Internet… Les institutions d’enfermement, y compris les hôpitaux, apparaissent désormais, non pas comme des enclaves de maintien de l’ordre social et de la discipline, mais comme des maillons fragiles d’une chaîne biopolitique en mutation.

Bienvenue à la télé-république de chez toi

L’un des changements biopolitiques fondamentaux dans les techniques pharmacopornographiques qui caractérisent la crise de Covid-19 est que le domicile personnel, le foyer, la maison privée, et non les institutions traditionnelles de confinement et de normalisation de la société ( hôpital, usine, prison, écoles ), apparaît désormais comme le nouveau centre de production, de consommation et de contrôle politique. Il ne s’agit plus seulement de faire de la maison le lieu où le corps est confiné, comme c’était le cas dans la gestion de la peste. Le domicile personnel est désormais devenu le centre de l’économie de la télé-consommation et de la télé-production. L’espace domestique existe désormais comme un point dans un espace de cyber-surveillance, un lieu identifiable sur une carte Google, une image reconnaissable par un drone.

Si je me suis intéressé à la Mansion Playboy il y a quelques années [dans son livre Playboy et l’invention de la sexualité multimédia] au manoir gothique de Chicago, puis à la maison de Los Angeles où vécut Hugh Hefner, le fondateur du magazine Playboy, c’est parce qu’elle fonctionnait déjà en pleine guerre froide comme un laboratoire dans lequel de nouveaux dispositifs de contrôle pharmacopornographique du corps et de la sexualité étaient inventés. Ils se sont répandus en Occident dès la fin du XXe siècle et sont aujourd’hui étendus à l’ensemble de la population mondiale avec la crise de Covid-19. Lorsque j’ai fait mes recherches sur Playboy, j’ai été frappé par le fait que Hugh Hefner, l’un des hommes les plus riches du monde, avait passé prés de quarante ans sans quitter sa maison, vétu uniquement de pyjama, peignoirs et pantoufle, buvant des Coca et mangeant des Butterfinger. Hefner a dirigé et produit le plus important magazine des Etats-Unis sans quitter sa Mansion ni même son lit. Connecté à une caméra vidéo, à une hot-line téléphonique, à la radio et à une chaîne de musique, le lit de Hefner était une véritable plateforme de production multimédia.

Son biographe Steven Watts a qualifié Hefner de « reclus volontaire dans son propre paradis ». Fan des dispositifs d’archivage audiovisuel de toutes sortes, Hefner, bien avant qu’il y ait un téléphone portable, Facebook ou WhatsApp, a envoyé plus de vingt cassettes audio et vidéo par jour, avec des conseils et des messages allant d’interviewer en direct, à des consignes de publication de la revue. Recouverte de panneaux de bois et de rideaux épais mais pénétrée par des milliers de câbles et remplie de ce qui, à l’époque, était perçu comme les plus hautes technologies de télécommunication (et qui, aujourd’hui, nous sembleraient aussi archaïques qu’un tam-tam), la Mansion était à la fois totalement opaque, et complètement transparente. Hefner avait installé une caméra en circuit fermé dans le manoir, où vivait également une douzaine de Playmates, et pouvait accéder à toutes les pièces en temps réel depuis son centre de contrôle. Le matèriel filmé par les caméras de surveillance a également fini dans les pages du magazine.

La révolution biopolitique silencieuse menée par Playboy signifiait, au-delà de la transformation de la pornographie hétérosexuelle en culture de masse, la remise en cause de la division qui avait fondé la société industrielle du XIXe siècle : la séparation des sphères de production et de reproduction, la différence entre l’usine et le foyer et, avec elle, la distinction patriarcale entre masculinité et féminité. Playboy a abordé cette différence en proposant la création d’une nouvelle enclave de vie : le penthouse totalement connecté aux nouvelles technologies de communication dont le nouveau producteur sémio-technique n’a pas besoin de sortir pour travailler ni pour faire l’amour, des activités qui, d’ailleurs, étaient devenues indiscernables.

Son lit rond était à la fois sa table de travail, son bureau de direction, une scène photographique et un lieu de rencontres sexuelles, ainsi qu’un studio de télévision où était filmée la célèbre émission « Playboy after dark ». Playboy a anticipé les discours contemporains sur le télétravail et la production immatérielle que la gestion de la crise du Covid-19 a transformé en un devoir national. Hefner a appelé ce nouveau producteur social le « travailleur horizontal ». Le vecteur de l’innovation sociale que Playboy a mis en mouvement préconise l’érosion (puis la destruction) de la distance entre le travail et le loisir, entre la production et le sexe. La vie du playboy, constamment filmée et diffusée par les magazines et la télévision, était totalement publique, même si le playboy ne quittait jamais son domicile ni même son lit. En ce sens, Playboy a aussi érodé la différence entre les sphères masculine et féminine, faisant du nouvel opérateur multimédia « un homme domestique », ce qui semblait un oxymore à l’époque. Le biographe d’Hefner nous rappelle que cet isolement productif avait besoin d’un soutien chimique : Hefner était un consommateur de Dexedrine, une amphétamine qui élimine la fatigue et le sommeil. Donc, paradoxalement, l’homme qui ne sortait pas du lit, ne dormait pas beaucoup. Le lit comme nouveau centre d’opération multimédia était une cellule pharmacopornographique : il ne pouvait fonctionner que grâce à la pilule contraceptive, aux suppléments chimiques pour maintenir la production à un niveau élevé, et à la connexion haut débit pour entretenir le flux constant de codes sémiotiques devenus la seule véritable nourriture pour le playboy.

Est-ce que tout cela vous semble familier maintenant ? Est-ce que tout cela ressemble trop étrangement à vos propres vies confinées ? Pensons maintenant aux slogans du président français Emmanuel Macron : nous sommes en guerre, ne quittez pas votre domicile et télétravaillez. Les mesures biopolitiques de gestion de la contagion imposées pendant la crise du Covid-19 ont fait de chacun d’entre nous un travailleur horizontal, plus au moins playboyesque. L’espace domestique de chacun d’entre nous est aujourd’hui dix mille fois plus technique que ne l’était le lit tournant de Hefner en 1968. Le télétravail et les dispositifs de télécontrôle sont désormais à portée de main.

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault a analysé les cellules religieuses d’enfermement unipersonnel comme d’authentiques vecteurs qui ont servi à modéliser le passage des techniques souveraines et sanglantes de contrôle du corps avant le XVIIIe siècle vers les dispositifs disciplinaires d’enfermement en tant que nouvelles techniques de gestion de l’ensemble de la population. Les architectures disciplinaires étaient des versions sécularisées des cellules monastiques dans lesquelles l’individu moderne a été fabriqué, comme une âme enfermée dans un corps, un esprit lecteur capable de lire les consignes de l’État. Lorsque l’écrivain Tom Wolfe a rendu visite à Hefner, il a écrit que celui-ci vivait dans une prison aussi molle que le cœur d’un artichaut. On pourrait dire que le manoir de Playboy et le lit tournant de Hefner, transformés en objets de consommation pop, ont fonctionné pendant la guerre froide comme des espaces de transition dans lesquels allaient être inventés le nouveau sujet prothétique, ultra-connecté, ainsi que les nouvelles formes de production et de consommation pharmacopornographiques. Cette mutation s’est généralisée et amplifiée avec la gestion de la crise du Covid-19 : nos machines de télécommunication portables sont nos nouveaux geôliers et nos propres intèrieurs domestiques sont devenus la prison molle et ultra-connectée du futur.

Soumission ou mutation

Tout cela pourrait être une mauvaise nouvelle ou une grande opportunité. C’est précisément parce que nos corps sont les nouvelles enclaves du biopouvoir et nos appartements les nouvelles cellules de biovigilance qu’il est plus urgent que jamais d’inventer de nouvelles stratégies d’émancipation cognitive et de résistance, de mettre en marche de nouvelles formes d’antagonisme.

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, notre santé ne viendra pas de la frontière ou de la séparation, mais d’une nouvelle compréhension de la communauté avec tous les êtres vivants, d’un nouvel équilibre avec les autres êtres vivants de la planète. Nous avons besoin d’un Parlement des corps planétaires, un Parlement non défini en termes de politiques d’identité ou de nationalités, un Parlement des corps (vulnérables) vivant sur la planète Terre. L’évènement du Covid-19 et ses conséquences nous appellent à dépasser une fois pour toutes la violence avec laquelle nous avons défini notre immunité sociale. La guérison et le rétablissement ne peuvent pas être un simple geste immunologique négatif de retrait du social, de fermeture immunologique de la communauté. La guérison et le soin ne peuvent découler que d’un processus de transformation politique.

Guérir en tant que société signifierait inventer une nouvelle communauté au-delà de la politique d’identité et de la frontière avec laquelle nous avons produit la souveraineté jusqu’à présent, mais aussi au-delà de la réduction de la vie à la biosurveillance cybernétique. Rester en vie, nous maintenir en vie en tant que planète, face au virus mais aussi face à ce qui peut arriver, signifie mettre en place des nouvelles formes structurelles de coopération planétaire. Comme le virus mute, si nous voulons résister à la soumission, nous devons aussi muter.

Nous devons passer d’une mutation forcée à une mutation décidée. Nous devons opérer une réappropriation critique des techniques biopolitiques et de ses dispositifs pharmacopornographiques. Tout d’abord, il est impératif de modifier la relation de nos corps aux machines de biovigilance et de biocontrôle : ce ne sont pas simplement des dispositifs de communication. Nous devons apprendre collectivement à les altérer. Nous devons apprendre aussi à nous désaliéner. Les gouvernements appellent à l’enfermement et au télétravail. Nous savons qu’ils appellent à la dé-collectivisation et au télé-contrôle. Utilisons le temps et la force du confinement pour étudier les traditions de lutte et de résistance des minorités qui nous ont aidés à survivre jusqu’à présent. Éteignons nos téléphones portables, déconnectons l’Internet. Faisons le grand black-out face aux satellites qui nous observent et réfléchissons ensemble à la révolution à venir.

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*Paul B. Preciado, anciennement Beatriz Preciado, est un philosophe espagnol né le 11 septembre 1970 à Burgos. Proche des mouvements féministe, queer, transgenre et pro-sexe, Preciado théorise notamment dans son œuvre l’abolition des différences entre les sexes, les genres et les sexualités. Né de sexe féminin et d’abord connu sous son nom de naissance, Preciado se considère dans un premier temps comme une femme lesbienne, puis comme « gouine trans » et « garçon-fille », revendiquant de n’appartenir à aucun des deux genres masculin et féminin. En août 2014, il se déclare « trans in between non opéré », puis décide en janvier 2015 d’utiliser le nom « Paul B. Preciado » et choisit le masculin pour s’identifier.

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