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Dans une tribune parue dans Le Monde du 9 janvier et intitulée « Loi sur la prostitution : “Dépénaliser serait une catastrophe” », des médecins abolitionnistes se croient experts de nos vies, en particulier « sexuelles et relationnelles », qu’ils ne connaissent manifestement pas. Très préoccupés par l’état de nos bouches, vagins et rectums, ils nous qualifient de « personnes achetées ».
Ils rapportent également les propos d’un gynécologue tirés d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), faisant état de nos « vulves déformées » et de nos « vagins cicatriciels », amalgamant des cas de violences extrêmes avec l’ensemble des travailleuses du sexe, comme si une activité sexuelle régulière pouvait détruire nos appareils génitaux. Cela prêterait à rire, si ce n’était pas autant pris au sérieux.
Nous leur répondons : arrêtez d’instrumentaliser nos souffrances supposées, réelles ou imaginaires ; arrêtez d’utiliser vos positions d’autorité pour nous stigmatiser et tirer des généralités. Nos bouches, vagins et rectums, pénétrés ou non, ne vous appartiennent pas. Et l’outrance de vos propos devrait vous faire perdre tout crédit.
Pas de preuves scientifiques
Toutes les instances sanitaires nationales et internationales (OMS, Onusida, The Lancet), toutes les associations œuvrant pour la santé (Médecins du monde, Aides, Planning familial) recommandent la décriminalisation du travail sexuel. C’est pour cette raison qu’un petit groupe de médecins prohibitionnistes, dont environ la moitié travaillent avec des organisations antiprostitution, est appelé à la rescousse contre toutes les preuves scientifiques.
Arrêtez d’instrumentaliser nos souffrances supposées, réelles ou imaginaires ; arrêtez d’utiliser vos positions d’autorité pour nous stigmatiser et tirer des généralités
Ils s’appuient sur un extrait des rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) ou de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sans tenir compte de leur totalité. Alors, citons-les pour rétablir les faits. Dans sa synthèse, l’IGAS ne parle pas d’une « diversité et gravité des problèmes liés à la prostitution » mais de « diverses pathologies qui ne sont pas nécessairement imputables directement à l’exercice de la prostitution », ou encore de risques d’« une acuité très variable selon les modes et les conditions d’exercice, et selon le profil des personnes ». L’OMS ne dit pas que « dépénaliser la prostitution serait une catastrophe », mais que « tous les pays devraient s’attacher à dépénaliser le travail du sexe ».
Ils osent écrire que rien ne permet en 2019 d’affirmer l’existence d’une augmentation des violences suite à la pénalisation des clients, malgré les meurtres de nos collègues, malgré nos témoignages nombreux, les signalements en hausse auprès des associations, ou encore l’étude d’évaluation de la loi publiée en avril 2018. Comment ces gens habituellement si prompts à instrumentaliser les violences que nous vivons préfèrent soudainement nier celles que nous subissons à cause de la loi ?
Pas contraire à notre dignité humaine
Non, l’exercice du travail sexuel n’est pas en soi une violence. Ce sont les conditions dans lesquelles nous l’exerçons qui le rendent dangereux, et c’est précisément pourquoi la pénalisation des clients nous y expose davantage. Non, l’exercice du travail sexuel n’est pas contraire à notre dignité humaine. Ce sont les lois prohibitionnistes, les discriminations, la diffamation et la stigmatisation que nous subissons qui sont indignes.
Non, notre espérance de vie n’est pas seulement de 40 ans, comme cela est affirmé sans preuve. Il suffit de lire le rapport de la Haute Autorité de santé concernant notre population pour s’en convaincre ou juste de nous écouter. Nous ne souffrons pas d’une plus mauvaise santé que le reste de la population, hormis une exposition aux agressions plus fréquente due au fait que nous devons nous cacher pour exercer.
L’usage de drogues n’est pas plus important chez les travailleuses du sexe que dans le reste de la population générale, excepté pour le tabac et le cannabis, comme le rapporte cette étude, pour lesquels notre surconsommation est comparable à celle des chômeurs et des travailleurs pauvres. Car, oui, cette activité permet aux plus vulnérables d’entre nous de vivre et d’accéder à une autonomie économique.
Peur des stigmatisations médicales
Par ailleurs, nous attirons l’attention du corps médical, et notamment du secteur gynécologique, de la peur systématique que nous avons à dire nos activités à nos médecins, ainsi que sur les maltraitances que nous subissons dès lors que les soignants savent que nous sommes travailleuses sexuelles. Cela nous pousse à délaisser notre santé par peur des stigmatisations médicales à notre encontre.
Non, l’exercice du travail sexuel n’est pas contraire à notre dignité humaine. Ce sont les lois prohibitionnistes, les discriminations, la diffamation et la stigmatisation qui sont indignes
Le procédé mis en place dans la tribune à laquelle nous répondons est choquant : ses auteurs usent de leur autorité médicale pour affirmer que « 80 % à 95 % d’entre nous auraient été victimes de viol dans l’enfance ». Là encore, ces chiffres ne reposent sur aucune étude scientifique et sont malhonnêtes, car de quoi s’agit-il, sinon d’invalider nos discours au prétexte que nous ne serions que des victimes incapables de discernement et d’analyse ?
Rappelons ce que le mouvement #metoo a permis de faire émerger au grand jour : les abus sexuels sont massifs et structurels. Ils touchent la population en général, travailleuse du sexe ou non. Ce que cela révèle est bien que l’ensemble de notre société est affecté par le sexisme, et cette réalité concerne toutes les femmes.
Que nous ayons été violées ou non ne change rien au fait que personne ne peut nier notre capacité à prendre des décisions en tant qu’adultes, dont celle d’exercer notre métier, quels que soient nos sentiments, positifs ou négatifs, quant à son exercice. Combattre le sexisme et les violences ne pourra se faire sans les travailleuses du sexe, ni à leur détriment, car aucun féminisme ni aucune éducation à l’égalité ne pourront se faire en piétinant les droits humains fondamentaux de certaines catégories de femmes. Quand bien même travailleraient-elles avec leurs organes génitaux.
Tribune collective de 130 travailleuses et travailleurs du sexe, prostitué(e)s, escorts en activité ou retraité(e)s
Parmi les premiers signataires (les présentations souhaitées par les personnes concernées sont respectées) : Marianne Chargois (travailleuse du sexe depuis quinze ans), Samantha Avrillaud (prostituée au bois de Vincennes), Carole Ben Amar (prostituée au bois de Vincennes), Fathy Ben Soussan (prostituée au bois de Vincennes), Christine Lyon (travailleuse du sexe depuis trente ans, 53 ans), Giovanna Rincon (trans-féministe-séropo et travailleuse du sexe), Isabelle Rouget (prostituée au bois de Vincennes), Thierry Schaffauser (travailleur du sexe), Sonia Verstappen (travailleuse du sexe, trente-six années d’activité).