Après la crise des réfugiés de 2015, un certain nombre de mesures ont été prises par l’Union européenne (UE) pour endiguer l’arrivée des demandeurs d’asile et des migrants en provenance de la Turquie. En mars 2016 est signé « l’accord » entre l’UE et la Turquie autorisant le renvoi des déboutés d’asile vers la Turquie, considérée désormais comme « pays sûr ». Certains hotspots en Grèce (camps de réfugiés de Moria à Lesbos) ont été transformés en centres de demandes d’asile, permettant ainsi de bloquer les migrants en Grèce. Les États membres aux frontières de l’UE — comme l’Italie — sont désormais dans l’obligation de prendre les empreintes digitales des migrants, et la route migratoire des Balkans a été fermée le 8 mars 2016.
L’autre mesure phare de l’UE est la relocalisation des demandeurs d’asile entrés en Italie ou en Grèce vers d’autres États membres. Un nouveau contentieux est né, celui des demandeurs d’asile qu’on appelle dans le jargon juridique « les dublinés ». Conformément au règlement européen dit « Dublin III » de 2013 et grâce à la prise d’empreintes (système d’information Eurodac), il est possible de déterminer l’État responsable de la demande d’asile, c’est-à-dire le premier pays par lequel les migrants sont entrés dans l’espace Schengen.
La Grèce est temporairement exclue de ce système. La majorité des cas de transfert de demandeurs d’asile devant être expulsés vers un autre État de l’UE et se trouvant actuellement en France s’effectue donc essentiellement vers les pays des Balkans comme la Hongrie et la Bulgarie (à cause de l’arrivée massive des migrants par la route des Balkans) et vers l’Italie, l’une des portes d’entrée dans l’union.
Violation du droit d’asile
Ce qu’on peut appeler une nouvelle crise européenne des réfugiés depuis que l’Italie a menacé le 28 juin 2017 de fermer ses ports est une histoire de contradictions politiques et juridiques et de violences administratives et policières. Chaque État prétend appliquer le droit d’asile européen et le droit international, mais la réalité constatée est la même partout : un manque de volonté politique dans l’accueil des réfugiés et un imbroglio administratif et juridique qui permet de décourager et d’expulser le maximum de demandeurs d’asile des territoires nationaux ou du territoire européen.
Ces pratiques administratives et policières encouragées par les États sont pourtant en totale violation avec la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951, certaines règles du droit d’asile européen comme le « principe de l’unité familiale » ou « les circonstances humanitaires » prévus par « Dublin III », le « droit à l’information dans une langue comprise par le migrant » ou le « droit d’être entendu » prévus par les directives européennes de 2013 ou la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le droit de « ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants » prévu à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ou enfin, le droit à une protection de l’État pour les mineurs étrangers isolés conformément à la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989.
Ces transgressions du droit international humanitaire sont, selon les cas, assumées et officielles comme dans les États des Balkans, ou camouflées comme en France et en Italie.
Quand la Hongrie et la Bulgarie enferment
La Hongrie et la Bulgarie emprisonnent ou enferment les demandeurs d’asile dans des camps aux confins de leur territoire. Les récits des personnes que nous défendons en France évoquent des conditions d’accueil inhumaines et dégradantes, telles que violences physiques et psychologiques, vol de téléphone et de vêtements dans les commissariats, les camps et les centres de rétention, non-accès parfois à la nourriture (ou accès payant), non-accès à un médecin. Ils indiquent également des manquements flagrants dans la procédure d’asile : défaut d’information dans une langue comprise par le migrant, pas d’entretien individuel, non-accès à un interprète, un avocat ou à un conseil juridique, impossibilité de recours effectif.
Ces récits sont — par exemple pour la Hongrie — corroborés par des rapports internationaux comme ceux du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) de mai 2016, la résolution adoptée par le Parlement européen le 16 décembre 2015 ou le communiqué du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil européen du 13 mars 2016. Tous condamnent la défaillance du système d’asile hongrois et notamment la pratique de placer les demandeurs d’asile directement dans des centres de rétention — sortes de prisons administratives permettant l’expulsion rapide de l’étranger — sans recours effectif à un juge.
Si dans les États des Balkans les gouvernements votent sans état d’âme des lois contraires au droit d’asile européen et bafouent publiquement les droits humains, dans les pays latins comme la France et l’Italie, il existe un humanisme de façade et des discours politiques souvent favorables aux réfugiés. Ainsi dans son discours de politique générale du 4 juillet dernier, le premier ministre français Édouard Philippe assurait vouloir présenter des mesures pour réformer « en profondeur » le système de l’asile, avec une « exigence de dignité » pour que « la France honore sa tradition d’accueil des réfugiés ».
En réalité, ces pays déploient de nombreuses stratégies pour contourner le droit d’asile européen et le droit international et mettent en place tout un arsenal policier, administratif et juridique compliqué pour désinformer la population, empêcher les migrants d’accéder à leurs droits et leurs avocats de se former (nouvelles réformes tous les ans, délais toujours plus courts pour saisir un tribunal) et criminaliser des ONG ou des bénévoles pour leur interdire de secourir ces populations fragiles, comme à Calais ou dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes).
« Rafles » et « camps d’identification » en Italie
Avant cette nouvelle « crise européenne » du 28 juin 2017 quand l’Italie a menacé de fermer ses ports devant un nouvel afflux de réfugiés, ce pays affirmait être capable de gérer dignement l’accueil des demandeurs d’asile, surtout avec l’aide financière reçue par l’UE. Les témoignages des migrants sont pourtant édifiants : prise d’empreintes forcées juste après le sauvetage en Méditerranée, notamment dans les îles (Sicile) ou dans les camps appelés « camps d’identification » situés en Calabre ou dans les Pouilles, « rafles » des migrants de certaines nationalités (afghane ou soudanaise) dans le Piémont entre août et septembre 2016, placement en centres de rétention et expulsions régulières vers la France du côté de la frontière de Vintimille, refoulement vers les pays d’origine (Afghanistan, Soudan).
Enfin, avant de pouvoir partir vers d’autres pays de l’UE, comme la France, les migrants sont forcés de signer des documents administratifs en italien et en anglais sans traduction ni interprète dans leur langue maternelle, qui s’apparentent à de véritables renonciations définitives à faire une demande d’asile en Italie. Des associations italiennes comme l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) dénoncent les dernières réformes juridiques qui sont également contraires au droit d’asile européen. Il s’agit du décret-loi du 17 février 2017 qui supprime le second degré de juridiction (appel) en matière de demande d’asile. Les acteurs sociaux italiens qui travaillent avec les migrants nous ont également précisé que les pouvoirs publics italiens leur interdisaient depuis plus de six mois d’entrer dans les centres d’identification. Il est prévu d’augmenter le nombre de ces centres d’identification et d’expulsion de 4 à 20 dans des régions subissant déjà une forte pression migratoire comme la Sicile. Ils seront financés par l’UE, mais si aucun contrôle n’est possible par le Parlement ou des membres de la société civile, ils risquent d’être dirigés par des mafieux locaux ou des responsables peu scrupuleux.
En France, au « pays des droits de l’homme »
La France instrumentalise aussi la police et les fonctionnaires des préfectures qui travaillent en sous-effectifs et adoptent des pratiques illégales. Tout semble fait pour mettre des obstacles dans le parcours des demandeurs d’asile. Nous avons accompagné de nombreux demandeurs d’asile en préfecture à Paris et en région parisienne. Partout les attentes sont interminables, le public vulnérable n’est pas informé, le personnel n’est pas formé (niveau d’études des agents de guichet très faible et aucune maîtrise de langues étrangères, embauche de très jeunes intérimaires au niveau du premier accueil), les chefs de service sont débordés. Il est impossible de suivre l’instruction du dossier car la procédure est totalement opaque.
Parmi le non-respect des règles élémentaires du droit d’asile : pas d’information dans la langue comprise par le demandeur d’asile, non-respect du principe du contradictoire1, procédure entièrement effectuée en français sans interprète ni conseil juridique (notamment pour les prises d’empreintes, l’entretien ou la signature des guides des demandeurs d’asile). Certains entretiens durent cinq minutes, les bénévoles ne peuvent pas accompagner les étrangers, lesquels sont dans l’incapacité de faire valoir leurs droits, d’émettre des observations et de transmettre des pièces essentielles comme des documents médicaux ou familiaux.
Le droit d’asile européen et le droit international sont détournés par ces États qui encouragent les policiers et les préfectures à transgresser le droit. C’est un nouveau droit qui se crée et qui s’enracine, celui de la pratique administrative et policière. Quel recours juridique a le demandeur d’asile « dubliné » quand on lui notifie un arrêté préfectoral de transfert vers un autre État de l’UE responsable de sa demande d’asile et qu’il se retrouve bloqué en France pendant plusieurs mois, assigné à résidence ou placé en centre de rétention avant d’être expulsé vers un voisin européen ? Saisir le juge, notamment en France le juge administratif.
Ce qui ne se voit pas dans les décisions rendues par les juges administratifs ce sont les débats, les échanges qui ont lieu entre eux et les avocats lors de ces audiences très spéciales. On note une divergence de jurisprudence entre les juridictions administratives françaises et des positions très différentes selon la sensibilité du tribunal ou du juge, en particulier par rapport aux transferts de ces demandeurs d’asile vers la Hongrie ou la Bulgarie, alors que la défaillance du système d’asile est dénoncée même par les instances politiques européennes. Ce qui ne se voit pas, c’est aussi l’incroyable inégalité des armes : des avocats souvent pas formés, travaillent dans l’urgence (48 heures pour rédiger un recours, transmettre des pièces et saisir le juge) et sont très sollicités alors que leur structure est modeste et qu’ils sont généralement peu rémunérés, voire pas du tout. Face à eux, de grands cabinets d’avocats qui ont obtenu des marchés publics pour défendre les préfectures et qui ont des ressources humaines et documentaires bien plus importantes.
Ce qui ne se voit pas, c’est encore tout le contexte de la défense de l’urgence avec des demandeurs d’asile terrorisés quand la préfecture leur refuse le dépôt d’une demande d’asile en France. Il y a l’attente avant de passer devant le juge et peut-être d’être expulsé, avec des situations difficiles à faire valoir (tortures dans le pays d’origine, mauvais traitements dans le premier pays d’entrée dans l’UE, attaches familiales en Europe et difficultés pour mettre en œuvre la réunification familiale…). Il faut trouver enfin un avocat disponible et formé, alors que le délai de saisine du juge est très court (48 h) et que parfois la décision préfectorale de rejet et de transfert tombe la veille d’un week-end ou le week-end même.
Ce qui ne se voit pas dans les décisions définitives, ce sont les pratiques de certains tribunaux ou de certains juges qui se transforment en procureurs devant des demandeurs d’asile qui ne sont pourtant pas des criminels. Des juges qui, contrairement aux avocats, ont accès à toute la jurisprudence de tout le territoire national. Certains sont très jeunes et jugent à charge comme si on se trouvait dans un procès pénal, alors qu’ils doivent rendre leur décision « sur le siège » (le jour même) sans donner au demandeur d’asile les fondements mêmes de leur jugement — la décision définitive arrivant plus tard.
Enfin, on assiste récemment à certaines pratiques de préfectures à l’instar de celle du Pas-de-Calais qui n’attend même pas la décision définitive du juge administratif quand elle est positive pour le demandeur d’asile, ne fait pas appel et reprend de suite un arrêté d’expulsion en ne respectant donc pas l’autorité de la chose jugée. De leur côté, les avocats des demandeurs d’asile qui sont spécialisés en droit des étrangers et en droit d’asile sont solidaires et se regroupent dans des associations2 afin de se former rapidement aux nouvelles lois et pour partager les décisions positives qu’ils obtiennent. Cette solidarité se retrouve également auprès des milliers de bénévoles européens et des ONG qui s’occupent en amont des demandeurs d’asile et permettent ainsi une meilleure défense collective face à un contexte politique et administratif où des États utilisent la force du droit pour mieux le transgresser.
1NDLR. Principe de droit existant dans toute procédure, qu’elle soit civile, administrative, pénale ou disciplinaire, et qui signifie que chacune des parties a été mise en mesure de discuter l’énoncé des faits et les moyens juridiques que ses adversaires lui ont opposés.
2En France notamment : Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) ou le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).