Inconnue en France, incontournable aux Etats-Unis, qui est bell hooks?
«Ne suis-je pas une femme?», l’essai essentiel de l’américaine bell hooks a été traduit en français fin 2015, 34 ans après la publication américaine. Indice d’un intérêt naissant dans l’hexagone pour cette militante afroféministe et pour les idées qu’elle a portées sa vie durant– les imbrications des rapports de genre, de race et de classe.
«Lorsque le mouvement des femmes battait son plein et que les femmes blanches rejetaient le rôle de reproductrice, de bête de somme et d’objet sexuel, les femmes noires étaient célébrées pour leur dévouement inégalé à leur rôle de « mère », pour leur capacité « innée » à porter d’énormes fardeaux et pour leur disponibilité toujours plus grande en tant qu’objet sexuel. Il semblait que nous avions été élues à l’unanimité pour prendre en charge les tâches que les femmes blanches refusaient d’effectuer.»
Revenant sur la double discrimination que subissent les femmes noires –en tant que femmes, et en tant que noires: l’intersectionnalité, comme la définira l’universitaire féministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989– la jeune bell hooks, alors à peine âgée de 19 ans, et qui s’appelle encore Gloria Jean Watkins écrit: Ne suis-je pas une femme? Femmes noires et féminisme en 1971. Le livre ne sera publié qu’en 1981 sous son nom de plume, qu’elle choisit en l’honneur de sa grand-mère Bell Blair Hooks, et sans majuscule, pour montrer que ce qui compte n’est pas son identité mais la «substance» de son oeuvre. L’ouvrage deviendra incontournable pour la pensée féministe moderne.
Une jeune campagnarde noire rebelle
Pourtant, rien de semblait prédisposer la jeune femme à devenir une intellectuelle en vue. Femme, noire et pauvre, Gloria Jean Watkins naît en 1952 à Hopkinsville, dans un coin rural du sud des Etats-Unis ségrégés. Son père est portier, sa mère domestique, elle fait partie d’une fratrie de sept frères et sœurs. «Elle prend conscience très rapidement des rapports de genre,» explique Nassira Hedjerassi, professeure de sociologie de l’éducation à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, spécialiste de bell hooks, «face aux violences exercées sur sa mère, à la division sexuée des tâches et aux injonctions à devenir « une bonne femme »». Elle expérimente également le racisme, dans un monde où les enfants noirs ne valent presque rien.
Mais la jeune femme refuse un avenir de servante ou de femme au foyer. Gloria ne sera pas une fille du Sud, douce, silencieuse, obéissante et charmante. Sa famille valorise la lecture et l’éducation; l’adolescente a soif d’apprendre et veut devenir écrivaine ou bibliothécaire. Accédant une fois adulte au pouvoir de se redéfinir, elle deviendra bell hooks, en hommage à ses ancêtres féminines, une lignée de femmes acharnées et courageuses qui ont refusé de se taire. Et préfèrant écrire son nom et son prénom sans majuscules, en critique au culte de la personnalité.
Mais revenons à Hopkinsville. Son diplôme de lycée en poche, la jeune fille part étudier la littérature dans la prestigieuse université Stanford, au sud de San Francisco, où elle se retrouve l’une des seules femmes noires d’origine populaire et rurale. Et où elle découvre l’invisibilité totale des femmes noires dans les contenus des cours qu’elle suit. Cette occultation la conduit alors à mener, bien qu’encore étudiante, ses propres recherches sur l’histoire des femmes noires: Ne suis-je pas une femme? va naître.
Prendre conscience du système
Les femmes noires eurent l’impression qu’on leur demandait de choisir entre un mouvement noir qui servait essentiellement les intérêts des hommes noirs sexistes et un mouvement des femmes qui servait essentiellement les intérêts des femmes blanches racistes
bell hooks
Elle revient dans le livre sur le vécu des femmes noires esclaves, aborde la dévalorisation de la féminité noire, le rôle de l’impérialisme patriarcal et le dénigrement des problématiques de race, classe et genre au sein du féminisme. «Les femmes noires contemporaines eurent l’impression qu’on leur demandait de choisir entre un mouvement noir qui servait essentiellement les intérêts de hommes noirs sexistes et un mouvement des femmes qui servait essentiellement les intérêts des femmes blanches racistes,» écrit-elle à propos des luttes du XXème siècle.
Beaucoup de militantes noires choisirent plutôt la voie du mouvement noir, qui ignorait malheureusement les discriminations qu’elles vivaient en tant que femmes. «Nous n’avons pas parlé de nous, de notre expérience de femmes noires, de ce qu’être les victimes de l’oppression raciste-sexiste signifie.»
Après une thèse sur l’écrivaine noire Toni Morisson en 1983, bell hooks est recrutée comme professeure d’études africaines et afro-américaines dans la prestigieuse université Yale dans le Connecticut. En tant qu’enseignante et à travers ses différents ouvrages, elle développe une grille de lecture de la société, un système «complexe» d’oppressions où s’imbriquent rapports de classe, de genre, et de race.
«Dans son travail pédagogique, bell hooks met en œuvre des processus de conscientisation pour montrer à ses étudiantes et à ses étudiants quel est leur statut dans le système,» détaille la chercheuse Nassira Hedjerassi. «Il s’agit d’un travail difficile; beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils et elles sont porteurs et porteuses d’oppression.» Et ne peuvent sans doute pas l’admettre. «Je me suis intéressée à bell hooks car elle m’a aidée à fabriquer ma propre grille de lecture» poursuit la sociologue.
La nécessité de bell hooks en France
«Ce qui m’a motivée à publier ce texte, c’est le fait d’offrir des outils qui puissent nous aider à construire notre réflexion en France», explique dans la même lignée Isabelle Cambourakis, responsable de collection aux éditions Cambourakis. Ne suis-je pas une femme? y a été traduit et publié à l’automne 2015. En attendant la traduction en 2017 de son deuxième ouvrage De la marge au centre, théorie féministe, publié initialement en 1984.
«Ce qui est aussi fondamental, c’est de faire le lien avec les féministes afro-descendantes françaises,» poursuit l’éditrice. C’est donc Amandine Gay, réalisatrice française d’Ouvrir la voix (et qui a plusieurs fois collaboré avec Slate), qui a écrit la préface française de Ne suis-je pas une femme?. La jeune femme -qui se définit notamment comme afro-descendante, noire et afroféministe- y critique le modèle assimilationiste français, modèle se montrant aveugle aux différences: «un refus de voir les Blanc.he.s. et les Noir.e.s hors d’une rhétorique universaliste qui invisibilise les différences de couleur et les hiérarchies qui y sont associées».
Comment se situer dans un système, quand les différences ne sont pas nommées?
Comment se situer dans un système, quand les différences ne sont pas nommées? Quand on baigne dans le mythe d’une égalité déjà présente? Cette spécificité française participerait à la difficulté de pénétration des idées de bell hooks et des afroféministes américaines, et à l’implantation d’un mouvement afroféministe français.
Prendre en compte l’intersection de plusieurs rapports de domination, l’idée fait tout de même petit à petit son chemin dans les milieux académiques et militants. Des collectifs de femmes noires commencent à émerger –comme Mwasi. Les femmes noires s’y montrent actrices de leur vie et de la société, porteuses de leur parole et expérience propres, dans la pure veine de bell hooks. Aujourd’hui professeure en résidence au Berea College aux Etats-Unis, la chercheuse continue quant à elle à réfléchir à des outils de remise en question des rapports de domination.