[…]Le Canada, et en particulier le Québec, sont des espaces de confort juridique tel pour les gais, bi, lesbiennes et transgenres qu’il est facile d’oublier que c’est récent et extrêmement rare.
Pourtant, au même titre que les communistes, les homosexuels en Amérique du nord étaient pourchassés, fichés, menacés et emprisonnés régulièrement. Lors de la mise en place des lois répressives à l’initiative du Sénateur McCarthy, les homosexuels figuraient alors parmi les personnes à contrôler en raison, selon les observations de l’époque, de leur plus grande instabilité émotionnelle (c’est connu, on adore causer sur l’oreiller et raconter des secrets d’État).
Entre 1947 et 1950, 4380 personnes seront exclues des forces armées des États-Unis et 420 renvoyées de la Fonction publique. Et en 1952, l’American Psychiatric Association décide de classer l’homosexualité comme «sociopathic personality disturbance». À New York même, plusieurs règlements visent directement les homosexuels. En 1964, dans le contexte de l’exposition universel de 1964, le maire Wagner Jr décide de nettoyer la ville (Jean Drapeau fera exactement la même chose avec Montréal en vue de l’expo 1967 – lire la merveilleuse trilogie de Michel Tremblay à ce sujet). Il met notamment en place une politique du piège. Celle-ci vise à utiliser des policiers, le plus souvent en civils, pour arrêter des homosexuels dans un bar ou ailleurs. Le maire suivant, John Lindsay, mettra fin à ces pratiques suite à son élection en 1966.
À l’époque, la communauté homosexuelle est alors balbutiante. Il existe bien des associations depuis les années 50 (The Mattachine society est créée en 1951 à Los Angeles et The daughters of Bilitis à San Francisco) mais celles-ci sont d’abord des espaces de socialisation et visent surtout à une visibilité respectueuse des homosexuels (beaux vêtements, comportement impeccable et pas de visibilité des couples). Il faudra attendre 1965 pour que certaines associations s’inspirent du mouvement des droits civiques et organisent un rassemblement devant la Maison Blanche et plusieurs bâtiments fédéraux. De même, du moins à New York, les bars où se retrouvent les gais sont alors tous tenus par la Mafia. Le Stonewall Inn ne fait pas exception. D’abord restaurant puis club, il est racheté en 1966 par 3 membres de la mafia pour en faire un bar gai. Pour y entrer, il faut soit être connu par le portier qui vous observera depuis un œilleton interne ou avoir une « attitude homosexuelle ». Le Stonewall Inn est LE bar gai. Il comporte deux salles de danse, l’une particulièrement sombre (en cas de descente de police, une lumière blanche était allumée et toute danse ou
attouchement interdits) et l’autre accueillait des folles, drags, travestis, bref toute une faune qui généralement ne trouvait pas de lieu.
Le public était blanc, noir et hispanique mais à 98% masculins.
LE RAID DU STONEWALL INN
Les raids de police étaient alors fréquents et généralement les policiers venaient près d’une fois par mois. L’objectif était à la foi
s de recevoir les « primes » de la mafia, de vérifier la légalité de l’alcool et surtout de ficher les personnes qui se travestissaient.
Le mystère restera toujours entier sur les raisons précises de la descente qui a eu lieu dans la nuit du 28 au 29 juin 1969, d’autant qu’un raid avait déjà été organisé le mardi. Quand vers 1h20, 10 policiers en tenue entrèrent dans le bar, ils sont loin de se douter que la soirée sera interminable et que les émeutes vont durer 5 jours.
L’affaire commença mal lorsque, pour la première fois, les personnes refusèrent d’être contrôlées. Les premiers refus provinrent de
s travestis mais le reste du public suivit. La police décida alors d’embarquer tout le monde au poste. Mais les camions n’étaient pas prévus pour autant de personnes. Une foule se forma donc sur la rue, devant le bar. Au fur et à mesure que le temps passait, la foule prit confiance en elle, les moqueries fusèrent, les blagues créaient une sorte de solidarité collective.
Alors quand les camions finirent par arriver, la foule était très massive. Quelqu’un cria «Gay power», un autre se mit à chanter «We shall overcome»… Quand la rumeur se propagea que certaines personnes étaient battues dans le bar, la foule s’excita: des pièces de monnaie et des bouteilles commencèrent à être lancées vers les policiers. Pour mémoire, rappelons qu’il n’y avait que 10 policiers en tenue (plus 4 en civil) pour coordonner une foule de plus de 500 personnes. Sans doute surprise par sa propre audace, une partie de la foule alla jusqu’à chercher des briques sur un chantier voisin. Face à un mouvement d’humeur qui se transformait lentement en émeute, les policiers décidèrent en hâte de se barricader à l’intérieur du Stonewall Inn. La foule prit alors conscience de sa force et lança tous les projectiles sur le bar pendant 45 minutes, jusqu’à l’arrivée des pompiers. Il faudra cependant attendre les forces tactiques policières (TPF) pour vraiment réussir à dégager la rue… Il est alors 4h00 du matin et il ne reste plus rien à l’intérieur du
bar.
LES ÉMEUTES
Une des clefs du succès de cette émeute fut sans doute l’implication de Craig Rodwell, propriétaire de la librairie Oscar Wilde,
voisine du bar. Il eut en effet l’idée d’avertir les rédactions conjointes du New York Times, du New York Post ainsi que du New York Daily News, qui en parla sur la couverture. Les rumeurs les plus folles parcoururent Greenwitch Village le dimanche et des
dizaines de graffitis recouvrèrent le bar : «Drag power», «They invaded our rights», « Support gay power», «Legalize gay bars».
Le dimanche soir, une foule se rassembla spontanément devant le Stonewall, notamment les jeunes du quartier, des travestis et
une foule de plus en plus nombreuse. Christopher street fut bloqué plusieurs heures et les bus qui s’y aventuraient pouvaient être pris à partie par un public en délire. Si les lundi et mardi restèrent calmes (sans doute à cause de la pluie), un dernier attroupement eu lieu mercredi après la publication d’un article dans The Village Voice qui décrivait les événements et surtout les homosexuels avec des qualificatifs plutôt négatifs. De 500 à 1 000 personnes se retrouvèrent alors devant les locaux du journal pour protester contre la description des homosexuels.
Les émeutes de Stonewall marquent une rupture radicale dans l’histoire des homosexuels, en particulier dans le monde occidental. Pour la première fois, au lieu d’être uniquement dans des bars, les homosexuels ont pris leur destin en main et ont décidé d’occuper à leur tour l’espace public.
Si le 4 novembre 2008 restera dans le monde comme le jour de l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, il symbolisera aussi un arrêt du mouvementjuridique en faveur de l’égalité des droits entre hétérosexuels et homosexuels.
L’adoption de la proposition 8 visant à définir le mariage comme l’union d’une femme et d’un homme dans la constitution de la Californie par 52% des voix a été perçu comme un coup de semonce par des milliers de gais et de lesbiennes. Ce résultat rappelait que la lutte d’émancipation de toute minorité nécessite aussi engagement, organisation et stratégie.
LE MOUVEMENT DE LIBÉRATION
Les conséquences des émeutes restent à ce jour sans précédent. Ainsi, lors du traditionnel rassemblement homophile (les associations n’utilisent pas encore le terme gay) à Philadelphie, le jour de la fête nationale du 4 juillet, certains militants
décidèrent de briser le cercle de la honte et s’affichèrent en couple, ce qui provoqua la colère des organisateurs.
Immédiatement, le Gay Liberation Front est créé. Il s’inscrit en soutien au mouvement des droits civiques, contre la guerre au
vietnam et en solidarité avec les Black Panthers. S’il dura seulement 4 mois, ce premier groupe activiste fut une très belle expérience et forma plusieurs des militants des années à venir. Les magazines «Gay», «Come out» et «Gay power» furent créés cette même année et leur tirage respectif s’établit vite à 25 000 ex emplaires. De même, en décembre 1969, le GAA (Gay Activist Alliance) était fondé et se donnait pour objectif de s’occuper des seules problématiques gaies. Alors que les États-Unis comptaient
environ 50-60 groupes d’homosexuels, on en dénombrait 1 500 en 1970 et près de 2 500 dès 1971.
Enfin, la commémoration des émeutes de Stonewall donnèrent lieu à la première Gay Pride le 28 juin 1970. En 1971, Boston, Dallas, Milwaukee, Londres, Paris, Berlin et Stockholm se joignaient à New York et à partir de 1972, Atlanta, Buffalo, Detroit, Washington, Miami et Philadelphie. Année après année, les Gay pride (puis LGBTpride) devinrent de plus en plus nombreuses. Leur organisation témoigne même du degré de tolérance des États vis à vis de l’homosexualité (on pense aux violences contre les marches en Europe orientale et surtout en Russie).
Bien sûr, les émeutes de Stonewall ne mirent pas fin aux descentes policières dansles bars. Cependant, la communauté homosexuelle commença alors à se structurer commercialement, politiquement et culturellement. Ironiquement, c’est aussi en1969, mais avant les émeutes, que le Canada supprima la pénalisation de l’homosexualité. Les propos du premier ministre de l’époque, Pierre-Eliott Trudeau, restent encore d’actualité quand il affirma : « L’État n’a rien à faire dans la chambre à coucher des citoyens ».