Orlando : ce nom est aussi le titre d’un roman de Virginia Woolf, qui devrait nous inciter à ne pas blanchir et gayiser outre mesure la tuerie du Pulse. En cette veille de pride, il s’agissait bien d’une soirée latino avec des trans* noires et latinos en tête d’affiche. Qui nous dit qu’Omar Saddiqui Mateen n’était qu’homophobe ? Ce sont des queers of colour, des trans* et des travailleurs/euses du sexe qui ont aussi été visés et assassinés. Mais vous ne les verrez pas dans les médias, vu comme ils pilent sur la lettre G, tout comme le mouvement gay et lesbien institutionnel. Prouvant assez au passage à quel point la soupe alphabétique LGBTQI est un acronyme faussement inclusif et qui masque de réelles hiérarchies et des discordances d’agenda à l’intérieur de la communauté. Le C de «couleur» n’y a-t-il jamais eu droit de cité ? Ce sont les mêmes, les drag queens, les trans, les personnes de couleur qui ont été effacés de la rébellion de Stonewall en 1969 alors qu’ils y jouèrent un rôle décisif, plus doués pour les émeutes que ne l’étaient les homophiles de l’époque. Ce sont encore eux/elles qui brillent par leur absence dans Stonewall, le navet de Roland Emmerich sorti en 2015.

Un article de Mark Joseph Stern paru le soir du massacre nous rappelait à bon escient la déjà longue histoire des attaques létales contre les bars gays, lesbiens et queer ainsi que l’importance que ces espaces revêtent pour les minorités sexuelles et de genre. Obama lui-même y a fait allusion dans sa déclaration en parlant d’empowerment. Un bar gay, lesbien, trans ou queer n’est pas seulement un endroit où l’on boit, s’amuse, danse et drague. C’est un lieu de sociabilité unique, de formation politique et d’apprentissage, de création de subjectivités et de subcultures différentes. Au Pulse comme ailleurs. Comme au Stonewall ou au Julius, les deux bars gays historiques de New York, qui vont fermer ou devenir un musée pour le premier, sous les yeux impassibles des gays blancs friqués propriétaires de condos qui alimentent la gentrification du West Village. Là aussi les queers of colour qui arrivaient direct sur la jetée de la rivière Hudson par le tunnel qui relie Newark à Manhattan ont été virés du Village gay so gay.

Dans son très bon papier paru dans Slate.fr le soir même de la tuerie, Didier Lestrade nous enjoint à résister à l’instrumentalisation raciste et islamophobe de la fusillade. Par la droite et l’extrême droite bien sûr. Mais pas que. La gauche qui nous a balancé un état d’urgence qui dure après les attentats de novembre n’en pensera pas moins. Deux jours après, on se rend compte que ça leur arrache encore la gueule, aux politiques, ces histoires de pédés et d’homophobie. Alors vous imaginez le reste… Mais il y a peut-être pire et plus sournois que l’instrumentalisation de la fusillade et ou de « la question gay» – tiens revoilà cette antique expression qu’on avait mise à la poubelle – par les partis, les mairies, les gouvernements, les universités ou les ONG sur fond de guerre de civilisation (sexuelle). Au-delà des manipulations et du pinkwashing, il y a désormais les problèmes que pose la politique gay et lesbienne mainstream, institutionnelle type inter-LGBT pour la France, ou HRC (Human Rights Campaign) aux Etats-Unis, car elle est volontiers homonationaliste, voire raciste et néolibérale compatible.

Le drapeau arc-en-ciel vient de perdre son potentiel ironique

Comme une fraction du mouvement féministe avec leurs femmes afghanes, depuis une dizaine d’années, les gays ont leurs «homosexuels» iraniens ou irakiens à sauver pour se prévaloir d’un degré supérieur de civilisation et répandre l’identité homosexuelle dans le monde. Leur ennemi : les musulmans, les Arabes qui sont autant de barbares sexuels misogynes et homophobes. Plus récemment, on a vu de développer chez les gays et les lesbiennes un amour de la patrie en danger et du drapeau (et pas que le rainbow flag) bien aveugle. L’inter-LGBT, qui s’était distinguée par des affiches homonationalistes et racistes pour les marches des fiertés en 2011 et 2015 a accepté sans broncher le changement de date pour la marche parisienne des fiertés de cette année, qui se déroulera le 2 juillet au lieu du dernier week-end de juin. Euro et état d’urgence obligent… Que penser de cette adhésion à des valeurs nationalistes à droite comme à gauche, à ces rengaines républicanistes et universalistes qui sont la source même du terrorisme qui nous frappe plus fort en France et des atermoiements sans fin des politiques à l’endroit des minorités ? Comment le mouvement LG institutionnel en Italie comme en France est-il arrivé à lâcher autant à un gouvernent de gauche qui l’a enculé sans vaseline, lui a donné et reconnu si peu ? Verra-t-on des gays et des lesbiennes embrasser des flics ou des militaires le jour de la pride ? Est-ce que parce que le seul statut qui leur reste et qu’on leur donne et qu’ils adoptent est celui de victime ?

Ainsi donc, ce sont l’Etat, la police et la prison qui sont devenus les garants des minorités sexuelles et de genre ? Serait-ce que les LG, plutôt mariés, plutôt blancs, plutôt productifs et reproductifs ne voient plus que par le droit et une lutte contre les discriminations menées de manière inefficace et restreinte pour garantir leur liberté individuelle d’inspiration libérale ? Va-t-on demander à l’Etat, à la police, à l’armée et à la prison qui sont autant de hauts lieux de production systémique de violences, d’homophobie, de transphobie, de lesbophobie et du racisme de «nous» protéger? Cette conversion à ces valeurs et à une culture sécuritaire va plus loin que l’instrumentalisation et inaugure une véritable ligne de partage dans les politiques sexuelles et de genre des LGBTQI.

Il est temps de visibiliser dans l’espace public les autres politiques sexuelles queer et transféministes qui ne tombent pas dans le panneau et ne font pas dans les politiques de la respectabilité. Celles qui en France, en Espagne, aux Etats Unis, en Italie, au Brésil ne se drapent pas dans le drapeau quel qu’il soit. Le drapeau arc-en-ciel vient de perdre son potentiel ironique. De même que la rhétorique autrefois très utile de la fierté dès lors qu’elle se nationalise pour de bon. En France, en Espagne, aux Etats Unis, en Italie, au Brésil, les collectifs queer et transféministes luttent contre le racisme, la précarité et le néo-libéralisme, qui est en train d’avaler les bons homos. Ils proposent un agenda de transformation et de justice sociale moins rikiki que celui de l’égalité des droits. Ils pratiquent l’affirmation culturelle. Ce sont eux qui peuvent résister à la double instrumentalisation de l’Etat, des partis et des institutions et opposer d’autres valeurs à la conversion des LG. Il est peut-être temps de les écouter, en tout cas d’arrêter de les mettre au silence. ET de s’habituer au fait que leur emblème est la licorne et non le drapeau.

Prochain ouvrage à paraître : Homo INC., Le Triangle et la Licorne.

L’astérisque figurant aux côtés du mot trans* permet d’inclure dans ce terme, de manière générale, toute personne dont l’identité de genre ne correspond pas nécessairement ou seulement à celle assignée à la naissance, ce qui englobe, par exemple, transexuel.le.s, mais aussi travesti.e.s, drag queens-kings, etc. (ndlr).

Marie-Hélène BOURCIER Sociologue et activiste queer