Un césar d’honneur pour la parole des actrices, par Lola Lafon

 

A quelques jours de la cérémonie, pourquoi ne pas remettre un prix à toutes celles qui nous offrent la promesse d’un nouveau récit. Il est temps d’en finir avec cette indulgence pour de pseudos pygmalions qui se rêvent subversifs, des Barbe-Bleue fascinants, quand ce ne sont que les petits chefs d’une entreprise sordide.

On la connaît bien, cette histoire : elles arpentaient les allées d’un supermarché, elles sortaient du lycée, d’un café ou de leur cours de danse et là , un casting directeur les a abordées, c’est ainsi qu’elles ont été repérées. On la connaît tellement, cette histoire : celle de jeunes anonymes qu’un regard
d’adulte révant le au monde, des enfants métamorphosées en actrices. L’histoire du cinéma en est remplie, de ces narrations dont on se repaît : elles n’étaient qu’elles-mêmes. Mais le cinéma rôdait, qui les a flairées et à «déouvertes», pour mieux nous les offrir, se les offrir.

Ce conte, un avant-aprés fantasmatique qui escamote la notion de travail, du métier d’actrice, dit, en substance, qu’une actrice est créée par le désir d’un réalisateur, que ce dernier la fabrique. Et ce conte a été au coeur des rêveries de mon adolescence, comme peut-être de la vôtre. Pas une semaine ne
passait sans qu’on lise dans un magazine le récit de «la» rencontre décisive : Béatrice Dalle découverte dans la rue, Natalie Portman dans une pizzeria, Sophie Marceau, dans une audition qu’elle passait «par hasard», comme, des décennies plus tôt, Lana Turner «trouvé» dans un drugstore. Comme on en révait,
de ce regard d’adulte qui se poserait sur nous, comme on l’attendait, cette validation ; mais quand serait-on enfin élues, sorties de nos vies au bois dormant ?

Repérage, repérée, repérer : verbe transitif :
« apercevoir, distinguer, remarquer parmi d’autres quelqu’un ou quelque chose » Les mots se racontent à qui veut bien les inciser : repérer a pour synonymes «saisir», «borner», «pénétrer». Et cette recherche rituelle de nouveaux visages est «un casting sauvage». De quelle battue, de quelle chasse parle-t-on ?

Si le dictionnaire définit l’acteur·rice comme une personne qui «rêvait un autre caractère que le sien […] et oublie sa propre place, à force de prendre celle d’autrui», l’acteur·rice est également une «personne qui agit».

Alors, action.

Voilà qu’elles inversent les rôles, celles qu’on dévore du regard : ce sont elles qui nous fixent, droit dans les yeux, elles ont des choses à nous dire. Voilà que surgissent des évadées. A qui personne n’écrira leur texte, cette fois-ci. Leur rôle, elles l’ont choisi. Sans doute ont-elles un peu d’appréhension, en coulisses, toutes celles qui, ces dernières semaines, nous invitent à voir ce qui se trouve derrière la porte close. Sans doute
sont-elles justifiées, leurs craintes. Celle de ne pas étre crues.
Celle d’étre balayées comme une rumeur provisoire, un bruit qui court. Celle d’étre reléguées à la cave du cinéma, ou gisent tant d’élues repérées, prises et utilisées avant d’étre effacées, bousillées.

De la possibilité de voir le réel se dédoubler

Dans quelques jours, le 23 février, aura lieu la céeémonie des césars. Si le cinéma est ce bouleversement intime et partagé qui crée, en nous, la possibilité de voir le réel se dédoubler, le désir de se raconter une autre histoire, alors, ce soir-là, il faudrait leur faire une ovation, aux actrices. Il faudrait leur offrir un césar d’honneur, car elles nous offrent, en ce moment, la promesse d’un nouveau récit, c’est un point de départ.

On les imagine arriver du fond de la scéne comme on revient de loin. Des silhouettes connues et des oubliées, figurantes et icônes mélées. Leur visage est nu, beau et marqué, c’est leur vrai visage. Elles forment un horizon et parlent d’une seule voix, celle de toutes, cette histoire est la leur ; et cette histoire est la nôtre, aussi, qui en sommes les spectateur·rice·s.

Certaines parlent haut et fort, d’autres chuchotent. Celles, dans la salle, qui hésitaient encore, se lévent et les rejoignent. En coulisses, elles sont là, les invisibles, techniciennes, maquilleuses, scriptes. Elles sont si terriblement nombreuses au générique…

Qu’on les applaudisse. Et qu’elles ne quittent pas la scéne trop vite. Car il faut les chérir et les remercier, celles qui proposent qu’on se déplace, enfin. Il est temps d’en finir avec nos fascinations vieillottes, cette indulgence pour de pseudos pygmalions qui se rêvent subversifs, des Barbe-Bleue fascinants, quand ce ne sont que les petits chefs d’une entreprise sordide. Comme elle est banale, l’histoire qu’ils s’offusquent de ne plus pouvoir raconter aujourd’hui, celle de leur jouissance à dominer, un récit dont ils se veulent les seuls et uniques narrateurs.

Il y a quelques semaines, au détour d’une ruelle parisienne, j’ai vu ces quelques mots inscrits sur un mur : «It was never too late.»
Une phrase énigmatique, pleine d’espoir et troublante, aussi, car elle interroge nos choix, ce qu’on fera ou pas du futur : «il n’a jamais été trop tard».

chronique de lola lafond
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/un-cesar-dhonneur-pour-la-parole-des-actrices-par-lola-lafon-20240216_PGZSETBHVJB3VHIELHYSLSGROQ/