Pourquoi je ne me distancie plus des « émeutier.e.s »

On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. Bertolt Brecht.

Le mythe de la non-violence

Trop souvent, dans mes démarches administratives, j’ai été́ confrontée à la mauvaise foi de personnes qui m’infantilisaient et me laissaient rentrer chez moi frustrée. Trop souvent, j’ai été́ ignorée, discréditée ou disqualifiée. Trop souvent, j’ai dû ravaler ma colère et mes larmes. Trop souvent j’ai dû me relever et essayer à nouveau de concrétiser des démarches pourtant simples que d’autres réalisent sans effort. Trop souvent, je me suis retrouvée face avec des policiers qui accomplissaient leurs tâches présumées avec une haine aveugle. Trop souvent, mon monde s’est effondré tandis que mon pire cauchemar se réalisait. Et une fois de plus, quelqu’un n’allait plus jamais rentrer à la maison parce qu’il avait été́ écrasé́ dans la rue ou exécuté́ d’une autre manière.

Le racisme est violent au niveau physique, psychologique, symbolique et institutionnel. Une fois que les expériences répétées te l’apprennent, il est impossible de gober la petite histoire de la non-violence. Et en tant que femme racisée, je m’estimais encore chanceuse, contrairement aux hommes racisés. Parce que je pouvais de temps en temps compter sur une espèce de compassion sexiste-paternaliste qui m’assurait un soutien parce qu’on supposait que j’étais surtout victime de ma culture d’origine vue comme oppressante.

La non-violence est une position de personnes privilégiées, inhérente au confort des classes moyennes à prédominance blanche. Ces personnes privilégiées refusent de reconnaitre que la violence est une composante inévitable de la hiérarchie sociale qui structure notre société́, surtout pour les personnes racisées.

À une époque, je ne pensais pas pareil, la non-violence semblait un Eldorado pour une jeune femme racisée comme moi qui avait déjà̀ encaissé énormément de violences dans sa vie. J’étais fatiguée de cette agressivité et chaque cellule de mon corps était imprégnée du fait qu’il était possible de faire autrement. J’ai puisé ma force dans ma douleur pour aider à bâtir une société́ qui serait capable d’inclure et d’aimer un peu plus un segment particulier de ses membres. Avec une grande conviction, j’ai traversé́ le pays pour rencontrer des gens et répondre à leurs questions, j’ai tenté de débattre de manière constructive de justice sociale dans divers institutions et associations, signé des pétitions, apporté des idées, démarré́ des projets, travaillé très dur. Je me suis impliquée bénévolement dans des organisations et des conseils d’administration et j’étais, dans le même temps, participante et organisatrice de nombreux événements, manifestations et activités.

Les organisations de la société́ civile sont également violentes

Cependant, dans une société́ raciste, toutes les structures sont violentes envers certains groupes, même les organisations sociales et antiracistes les plus égalitaires ne sont pas exemptes de violence. Entre autres parce qu’ils essayent d’ignorer ou d’effacer les différences entre les gens, au lieu de s’attaquer réellement aux injustices émanant de notre société. Trop souvent, des phrases vides sur l’égalité́ des droits, l’égalité́ des chances et l’égalité́ de traitement sont privilégiées et prioritaires par rapport à la justice sociale. Notre compréhension de l’égalité́ est fondamentalement incorrecte, car il est parfaitement possible d’ancrer l’égalité́ individuelle dans la loi, tandis que l’oppression et l’inégalité́ continuent tranquillement leur bonhomme de chemin. En fait, c’est souvent pire encore, la non-violence est souvent revendiquée par des gens qui ne veulent pas qu’il y ait une égalité́ sociale et qui veulent encore moins partager leur pouvoir ou leur richesse. Précisément parce qu’ils savent que c’est le meilleur moyen pour garder les plus impuissants au bas de l’échelle socio-économique.

Le gouvernement de Versailles crie : incendie criminel ! Et chuchote ce mot de passe aux oreilles de tous ses sbires, jusqu’au village le plus éloigné́, pour traquer partout ses adversaires, désormais soupçonnés d’être des pyromanes professionnels. La bourgeoisie du monde entier regarde avec complaisance le massacre après leurs combats, mais est consternée par les dégâts de certaines pierres et de ciment.  (Marx, 1870)

Me distancier des gens qui ne pouvaient pas, comme moi, trouver la force d’attendre pacifiquement et de manière constructive le bon moment, avait déjà̀ à l’époque, un goût amer. Pourtant je l’ai fait à chaque fois, je condamnais encore et encore ce “mauvais” comportement de personnes qui ne méritaient pas pour autant d’être condamnées au bûcher. Ne pas me distancier n’était pas une option, la nuance n’était pas une option, sauf si vous voulez commettre un suicide social.

 Comprendre la violence n’est pas synonyme de la glorifier

Le simple fait que les blancs ne soient pas capables de me voir en tant qu’individu, ou que je doive encore préciser que je ne suis pas d’accord avec le fait de nuire au bien d’autrui, est en soi d’une violence écrasante. C’est pourquoi je ne crois pas qu’une société́ qui traite systématiquement un groupe de manière incorrecte, soit capable de punir ce même groupe de manière juste. Et tant que je suis réduite au silence chaque fois que je souligne la violence systémique et institutionnelle, tant que notre société́ continue de choisir de fermer les yeux sur la violence qu’elle provoque et ses conséquences, tant que ma société́ n’est pas en mesure de se distancier des horreurs de son passé, et bien, je ne me distancerai plus des gens que les classes moyennes blanches ont décidé d’appeler émeutiers.

(traduction Ghadija Aziz)

 
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