Le mouvement #EleNao ( » pas lui « ) est à l’origine de la protestation contre le candidat d’extrême droite.
En regardant les images de la première manifestation, Ludmilla Tei-xei-ra en a encore la chair de poule. Comment elle, une femme _ »ordinaire « _ a-t-elle pu fédérer cette ferveur,_ » donner la parole à toutes celles qui, au Brésil, sont priées de se taire et surtout de ne pas faire de politique » _?, s’interroge-t-elle.
Nous sommes le vendredi 19 octobre, la nuit tombe à Salvador de Bahia, dans la région du Nordeste, au Brésil. Le lendemain doit avoir lieu la deuxième manifestation du mouvement #EleNao ( » pas lui « ) contre le candidat d’extrême droite à la présidentielle, Jair Bolsonaro, ce militaire de réserve au discours phallocrate, raciste et homophobe.
Avant d’accompagner la foule, Ludmilla Teixeira, 36 ans, vêtue d’un tee-shirt à l’effigie des grandes femmes de l’histoire sur lequel est écrit _ » la place des femmes est la révolution « _, nous a donné rendez-vous chez une de ses amies dans le quartier de Rio Vermelho.
Chargée de la publicité au sein d’un établissement public, la trentenaire préfère ne pas divulguer son adresse. _ » J’ai peur des pro-Bolsonaro,_ explique-t-elle, _je suis une femme, noire, Nordestine, anarchiste, défenseure de la cause animale et des minorités, agnostique et activiste, tout ce qu’il y a de pire à leurs yeux ! « _ Le mouvement #EleNao, qui a fait descendre dans les rues des centaines de milliers de Brésiliennes, le 29 septembre, puis une deuxième fois le
20 octobre, c’est elle. Ou presque.
» Baril de poudre »
Ludmilla a créé, le 30 août, une page Facebook » Mulheres unidas contra Bolsonaro » ( » les femmes unies contre Bolsonaro « ) qui regroupe aujourd’hui 3,8 millions de membres. Grâce au réseau social, ces femmes se sont organisées pour contrer l’ascension du militaire honni, en inventant le mot-clé #EleNao. _ » Je n’ai fait qu’allumer une mèche
sur un baril de poudre « _, minimise-t-elle.
_ » Ludmilla a réveillé la conscience féministe, et plus précisément celle d’un féminisme noir « ,_ estime Marlon Marcos, professeur d’anthropologie à l’Unilab, l’Université d’intégration internationale de lusophonie afro-brésilienne de l’Etat de Bahia.
Malgré la clameur du » Ele Nao « , Jair Bolsonaro est ultrafavori du second tour de l’élection présidentielle, le 28 octobre, avec 59 % des intentions de votes, loin devant Fernando Haddad, du Parti des travailleurs (PT, gauche), qui pointe à 41 %. Le mouvement n’en reste pas moins _ » historique « ,_ pour l’anthropologue._ » C’est une rupture
épistémologique pour le Brésil. Une négation du patriarcat, EleNao est devenu le symbole de la lutte de toutes les femmes offensées « _, dit-il.
L’aventure EleNao commence en juin. Jair Bolsonaro n’est encore qu’un député folklorique assoiffé de pouvoir, mais il grimpe dans les sondages pour l’élection présidentielle. Ludmilla Teixeira est inquiète. Elle connaît cet homme qui a traité de _ » pédé « _ un de ses confrères, Jean Wyllys, en 2016, et promis à une de ses consœurs, Maria do Rosario, qu’il ne _ » la violerait pas car elle ne le méritait pas « _. _ » Ici, les femmes sont massacrées. Les hommes de
gauche comme de droite n’ont aucun respect pour nous. Son -ascension m’a glacée « _, explique Ludmilla Teixeira.
L’officialisation de la candidature de Jair Bolsonaro achève de la convaincre : il faut agir. Lors d’une nuit sans sommeil, le 30 août, elle crée la page Facebook des » femmes unies contre Bolsonaro « .
Quinze jours plus tard, le groupe compte 2 millions de membres.
Dans ce » club « , des Brésiliennes, habituellement silencieuses, débattent. _ » Au Brésil, on ne laisse jamais la parole aux femmes, surtout en politique. Enfin elles avaient un espace pour s’exprimer librement « ,_ raconte l’activiste.
Enfant noire de la périphérie de Salvador, Ludmilla Teixeira n’a jamais été docile. Révoltée, revendicatrice, elle est, depuis son adolescence, de tous les mouvements étudiants, de toutes les luttes syndicales. Elle n’a pourtant jamais adhéré à un parti politique._ « Aucun parti ne me représente « _, dit-elle. Dans le groupe Facebook qu’elle voulait apolitique, elle a dû modérer des sympathisantes du PT qui, de façon agressive parfois, tentaient de convaincre les autres de voter pour le parti de l’ancien chef d’Etat, Luiz Inacio Lula da Silva.
» Retourne à Cuba, gauchiste »
Au sujet de Lula, le _ » père des -pauvres « _, emprisonné pour corruption, Ludmilla a des choses à dire. Mais l’heure est à l’union sacrée face à Bolsonaro : le PT est la seule option face au _ » coiso « _ ( » le machin « ), _ » l’innommable « _ comme elle désigne, à l’instar de la plupart des féministes, le capitaine de réserve.
Née d’un père carrossier un peu trop porté sur la boisson aujour-d’hui décédé, et d’une mère aide-soignante, Ludmilla Teixeira pense que la gauche est la seule à véritablement se soucier des pauvres du Nordeste. Dans la -région, marquée par la sécheresse, beaucoup pensent comme elle, et Bolsonaro peine à y convaincre les électeurs : au premier tour, il a récolté 26 % des voix, contre 41 % pour Fernando Haddad ; un score à contre-courant de la moyenne
nationale (46 % pour Bolsonaro contre 29 % pour son rival).
Soucieux de séduire ce Nordeste qui lui résiste, le militaire adoucit son discours, promet de maintenir la » Bolsa familia », une bourse versée aux familles les plus misérables, et affirme à qui veut le croire que ses propos outranciers contre les Noirs, les homosexuels ou les femmes ont été sortis de leur contexte.
Le mouvement #EleNao contrarie cette tactique de dédiabolisation. _ »Pour les pro-Bolsonaro je suis une emmerdeuse « _, confie Ludmilla Teixeira. Et pour faire taire cette activiste, les attaques se multiplient. A la mi-septembre, la page Facebook des » femmes unies contre Bolsonaro » est piratée, tandis que la manifestation du 29 septembre est qualifiée d’ersatz de Gay Pride. Sur les réseaux sociaux, des photos -obscènes circulent et Ludmilla Teixeira encaisse
les insultes :_ » chômeuse « _, _ » crétine « _, _ » va travailler « _, _ »tais-toi idiote « , » retourne à Cuba, gauchiste « _…
_ » Féministe noire, ah ah ah « _, réagit encore Eder Borges, du Mouvement Brésil Libre (MBL) représentant la droite dure alliée à Bolsonaro. _ » Ce mouvement est ridicule. C’est la fin de la corruption, de la gauche et de l’oligarchie politique. Ces gens-là sont désespérés et répandent l’idée fausse que Bolsonaro est machiste et raciste « _, assure-t-il.
A quelque jour du scrutin, ni Ludmilla Teixeira ni les femmes d’EleNao rejointes par les hommes opposés au militaire ne semblent à même de stopper la vague Bolsonaro. Mais la militante en est sûre : une conscience féministe s’est réveillée et ne s’éteindra plus.
CLAIRE GATINOIS